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LES ANGES ET LA PHOTOGRAPHIE 


Si on interroge la photographie moderne sur ses rapports avec les anges, on arrive assez facilement à distinguer deux groupes de photographes : ceux qui en parlent beaucoup et ceux qui n'en parlent jamais.

Ceux qui en parlent beaucoup n'ont pas toujours conscience de la réalité du monde angélique ni de la véritable nature spirituelle des anges. Si ils en parlent, c'est souvent parce qu'ils rêvent d'une nature humaine désincarnée et purement spirituelle. C'est la définition de l'angélisme.


 L'angélisme photographique consiste, pour le photographe et pour son modèle à se prendre réciproquement pour des anges dans le but (avoué ou  non) de surmonter le trouble du regard sur l'autre ou du regard de l'autre sur soi et ainsi de nier, à force de contorsions métaphysiques, le double mystère de l'âme et du corps.
Il faut voir dans l'angélisme moderne une des conséquences les plus directes du dualisme cartésien qui faisait de l'homme un ange conduisant une machine. Cette anthropologie simpliste qui est la nôtre depuis que la sagesse d'Aristote et de Saint Thomas d'Aquin a été bannie des manuels scolaires a des conséquences culturelles dont on ne soupçonne pas la gravité.


Ainsi il n'est pas éxagéré d'affirmer que notre regard sur l'homme, sur un plan métaphysique et moral, n'a pas grand chose à envier à celui des jeunesses hitlériennes dont l'exhaltation du corps et de la race a donné naissance à la barbarie que l'on sait. En cette fin de siècle une barbarie à visage humain, beaucoup plus douce, une barbarie "soft", s'installe tranquillement. Aux premières lignes, on trouve le photographe, dont l'objet visuel est intuitif et immédiat, suivi de près par les cinéastes dont l'objet, plus complexe, est d'ordre narratif.


La méconnaissance des deux principes, corporel et spirituel dont l'être humain est le composé, âme et corps unis substantiellement, a conduit la photographie moderne sur deux impasses également douloureuses : 


- - d'un côté la sublimation esthétique du corps humain a débouché sur une forme de divinisation du corps au plus grand mépris de l'être et de la personne (Bettina Rheims, Frantisek Drtikol, Herb List, Yan Saudek, le baron Von Gloeden, Helmut Newton etc...). 
 

 - de l'autre, peut-être par une compréhensible réaction contre l'hypocrisie sensualiste qui caractérise la première attitude,  une attitude de flagellation versant souvent dans le sado-masochisme ou la pornographie sophistiquée (le groupe Noir Limite, Joël-Peter Witkin, Hans Bellmer, Robert Mapplethorpe, Yan Saudek -le même, en conflit avec lui-même- ...)


Ces démarches ont en commun ce que Maritain appelait la mystique du regard sur soi ou mystique du miroir , cette mystique naturelle que le cordonnier de Görlitz (Jacob Boehme) appelait Ungrund, et qui chez beaucoup d'artistes conduit inconsciemment mais logiquement à diverses formes de néopaganisme.

Parmi ceux qui n'en parlent pas, il faudra être très attentif, et discerner ceux qui, en fait, ne parlent que de ça. Dans cette photographie-là, comme dit Henri Cartier-Bresson, "l'esprit, l'oeil et le coeur sont sur une ligne de mire". C'est la substantifique moëlle de la photographie, dont Dali disait avec beaucoup de subtilité qu'elle était une pure création de l'esprit. C'est l'émerveillement de Doisneau : "L'attente du miracle, c'est vrai... c'est presque un acte de foi". C'est l'intense émotion de Sarah Moon : "je reconnais quelque chose que pourtant je n'ai jamais vu ... je me suis retournée et c'était là. C'est ça les cadeaux". C'est Jane Evelyn Atwood qui nous confiait lors d'un passage à Toulouse : "j'ai plus le sentiment d'être choisie par mes sujets que l'inverse". C'est la force poétique de Mario Giacomelli : "... comme si le paysage me disait : "ce n'est pas toi qui me fais, imbécile ! ne vois-tu pas comme je suis beau ?". etc... etc... (les exemples foisonnent).
Chez eux, pas  de grandes théories, ni de grands discours, ou de formules pompeuses, mais souvent une grande pudeur. "La chasteté est une vertu esthétique" disait Max Jacob. Nous sommes là dans un mystère : celui de la délectation du sens spiritualisé ... nous sommes concrètement, réellement, le plus naturellement du monde, en la compagnie des Saints Anges, sous le gouvernement divin, où tout est douceur, esprit créateur... nous sommes dans la véritable photographie créative.

Frédéric Ripoll, Décembre 1993


NOTES

En 1827, Nicéphore Niépce mettait au monde la première Photographie. Voilà donc bientôt 200 ans que ce "New Agent" (nouvel agent - dixit Lady Eastlake) ne cesse de "déplatoniser notre conception de la Réalité" (Susan Sontag), et nous n'en avons même pas conscience. En effet, prendre des photos ou des vidéos est devenu pour nous une deuxième nature mais on ne sait toujours pas ce qu'on fait car on ignore ce qu'est la Photograpie "en soi", son ONTOLOGIE.

 

Dans le cadre du jubilé Jacques Maritain - 50ème anniversaire de la mort du philosophe thomiste à Toulouse - les frères carmes ont organisé un cycle de 5 conférences et m'ont invité à partager ma réflexion sur la Photographie.

 

Dans cette ultime conférence, dernière mise au point à la fois rétrospective et introspective avant (je l'espère) publication du fruit de cette recherche qui a trop duré, j'essaie de vous expliquer les enjeux d'une ontologie photographique en ce début de XXIème siècle où tous les fantasmes semblent s'être donné rendez-vous, et vous démontrer comment la Photographie est venue brutalement au XIXème siècle piéger la pensée moderne d'origine cartésienne.

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